Les Courants de l'espace est avant tout une étude sur le timbre, ses transformations, son inscription dans le temps.
Il s'agit peut-être d'une de mes pièces les plus expérimentales, en ce sens que j'y ai tenté de très nombreuses combinaisons harmoniques et orchestrales, reposant sur de nouvelles conceptions de l'univers sonore.
Le timbre ici est à la fois instrumental et électronique, mais l'une et l'autre source fonctionnent sur les mêmes structures. Ce qui est timbre pur dans le cas de la source électronique devient harmonie-timbre dans le cas de l'orchestre (c'est-à-dire agrégat sonore tellement fondu que la perception harmonique s'efface au profit d'une perception plus globale de timbre, de "couleur").
La source électronique est constituée d'une onde Martenot dont le son est transformé par un dispositif électronique comportant essentiellement des modulateurs en anneau. Ces appareils permettent d'engendrer des spectres complexes à partir de sons élémentaires simples. Les sons ainsi produits ont été beaucoup utilisés dans la musique issue des studios électroniques traditionnels (avant l'apparition de l'informatique).
Le soliste peut ainsi jouer une gamme de sons infinie, dont la couleur dépendra des notes jouées au clavier mais aussi de l'accord des modulateurs en anneau. Cette méthode de "synthèse électronique en direct" permet, grâce à l'onde Martenot, un contrôle instrumental très fin sur les sons électroniques - par ailleurs, les sons produits sont tout à fait précis, on peut en connaître la structure (le "spectre") par un simple calcul de fréquences.
Les sons produits par le dispositif électronique vont servir de modèle à l'orchestre, qui reconstruira des sonorités équivalentes (mais différentes, car bien plus riches) par un procédé que l'on pourrait qualifier de "synthèse instrumentale" : la plupart du temps, les sons des instruments vont se fondre, du fait des hauteurs choisies et des combinaisons orchestrales, de telle sorte qu'ils créeront des entités sonores nouvelles aux sonorités souvent étranges.
Le soliste n'a donc pas un rapport traditionnel de concerto avec l'orchestre. Il propose des sonorités et des structures musicales qui sont imitées par l'orchestre, puis progressivement modifiées, distordues, jusqu'à créer des éléments entièrement nouveaux - qui seront éventuellement repris par l'instrument soliste, etc.
Il en résulte une musique faite de mouvements, de flux, de "courants" qui agitent et colorent l'espace sonore. Pour "entendre" réellement cette pièce, il ne faut pas y chercher de structures classiques (développement mélodique ou rythmique, forme découpée en sections, événements soudains, etc.), mais plutôt accepter de se laisser emporter par le flot des couleurs et tâcher d'entrer à l'intérieur même du son.
Tristan Murail
1 CD Accord,
Mémoire/Erosion - Ethers - C'est un jardin secret, ma soeur, ma fiancée, une fontaine close, une source scellée... - Les Courants de l'espace
Alain Noël (cor), Ensemble l'Itinéraire, Charles Bruck (direction) - Pierre-Yves artaud (flûte), Ami Flammer (violon), Geneviève Renon (alto), David Simpson (violoncelle), Joëlle Léandre (contrebasse), Christian Marchand (trombone), Jacques Mercier (direction) - Sylvie Altenburger (alto) - Jeanne Loriod (ondes Martenot), Orchestre National de France, Yves Prin (direction)